Qui sont les publics fragiles ? Un paysage diversifié en France

Parler de “publics fragiles” ne va pas de soi. En France, cette appellation englobe :

  • Les personnes âgées (près de 13 millions de plus de 65 ans, données Insee 2023) : pour qui l’isolement, la perte d’autonomie ou les troubles sensoriels compliquent l’accès à l’information.
  • Les personnes en situation de précarité (environ 9,2 millions vivent sous le seuil de pauvreté, Insee 2022) et les publics non ou peu lecteurs.
  • Les personnes en situation de handicap : 12 millions de Français se déclarent en situation de handicap (Drees, 2020), dont près de 25 % avec des troubles cognitifs, psychiques ou sensoriels.
  • Les personnes migrantes (6,7 millions, dont une partie avec des difficultés de langue et d’intégration, Insee 2019).
  • Les personnes avec « faible littératie en santé », soit la capacité à comprendre, évaluer et utiliser l’information de santé : une problématique majeure puisqu’en France, selon l’étude Elfe 2023, environ 40 % des adultes auraient un manque de connaissances de base sur la santé.

Derrière ces chiffres, une réalité : plus la vulnérabilité sociale, cognitive, sensorielle ou linguistique est forte, plus la communication “classique” trouve ses limites. C’est tout l’enjeu d’une adaptation concrète de nos messages… et de nos modes d’échange.

Des barrières multiples : comprendre les obstacles à la communication santé

Comprendre ce qui empêche l’accès à l’information est le préalable à toute communication effective. Plusieurs obstacles se cumulent fréquemment :

  • La barrière de la langue et de l’écrit : 2,5 millions d’adultes en France sont en situation d’illettrisme (ANLCI, 2022), sans compter les personnes étrangères maîtrisant mal le français.
  • La complexité des messages : vocabulaire médical, discours anxiogène, explications parfois trop abstraites, infographies denses rendent la compréhension difficile.
  • Les handicaps sensoriels ou cognitifs : déficiences visuelles ou auditives, troubles DYS, troubles psychiques ou du neurodéveloppement demandent d’autres formats et d’autres supports.
  • L’isolement social et le manque de canaux d’information adaptés (pas d’internet, pas de smartphone, pas de relai associatif local…)
  • La défiance vis-à-vis du système de soins, vécue chez certains publics précaires ou discriminés (“on ne me croira pas”, “ce n’est pas pour moi”, “je ne comprends pas ce qu’on me demande”).

L’Académie Nationale de Médecine rappelle que la crise COVID-19 a mis en plein jour cette fracture : “entre les citoyens pleinement acteurs de leur santé, et ceux qui restent en marge de la prévention faute d’accès, de compréhension, ou d’écoute”. (Académie Nationale de Médecine)

Informer n’est pas communiquer : l’art de rendre les messages accessibles

Souvent, la difficulté ne vient pas d’une absence d’information, mais de la façon dont elle est transmise. Quelques grands principes structurent une communication santé vraiment inclusive :

  1. Simplifier sans infantiliser : privilégier des phrases courtes, un vocabulaire courant. Bannir le jargon médical. Utiliser l’approche « Facile à Lire et à Comprendre » (FALC), déjà en progrès dans certaines institutions publiques, mais sous-utilisée dans les campagnes santé généralistes. (Unapei – Documents FALC)
  2. Allier texte, visuel et audio : la vidéo, l’illustration, les pictogrammes, permettent d’atteindre des publics non-lecteurs ou en difficulté de lecture. Les podcasts santé, les formats vidéo simples (dessins animés, saynètes, témoignages en langue des signes) sont très appréciés des associations terrain.
  3. Prendre en compte le contexte de vie : proposer des exemples, anecdotes ou situations qui “parlent” à la vie quotidienne du public visé (exemple : expliquer l’autosurveillance du diabète avec des objets du domicile, ou aborder la vaccination à partir de situations concrètes vécues au sein de la famille…)
  4. Associer les publics à la conception : tester les messages avec des groupes cibles, co-créer les supports avec des représentants des publics fragiles, s’assurer que les visuels ne soient pas stigmatisants.

Un exemple parlant : l’Institut National du Cancer, avec ses brochures sur la prévention tabac ou alcool, propose désormais des versions FALC et des contenus adaptés au public porteur de troubles du développement intellectuel, suite à une co-construction avec des associations référentes.

Du bon usage des relais : la puissance des médiateurs et des réseaux associatifs

Pour toucher des publics “invisibles” ou isolés, les relais de terrain sont essentiels. Depuis 10 ans, on observe une montée en puissance de métiers et dispositifs pivot :

  • Médiateurs de santé-pairs : personnes ayant vécu l’expérience de la maladie ou de la précarité et formées à relayer l’information auprès de leurs pairs (modèle déployé dans la lutte contre le sida, santé mentale… Santé Publique France).
  • Réseaux associatifs, acteurs du champ social et médico-social, qui diffusent infos, outils et accompagnement via les permanences, ateliers, groupes de parole ou accompagnements individuels.
  • Médiation linguistique et culturelle : traduction, recours à des interprètes et à des outils multilingues, développement de brochures traduites dans les langues les plus parlées dans la communauté migrante.
  • Agents de collectivités, centres sociaux, lieux d’accueil et de vie : tous jouent un rôle dans la distribution et la personnalisation des messages.

Un chiffre : en 2021, 1 projet santé sur 3 déployé par les ARS auprès des publics précaires ou migrants intégrait une action ou une ressource de médiation, selon le rapport IGAS sur la réduction des inégalités d’accès à la prévention.

Tisser la confiance : cultiver l’écoute, la proximité, l’adaptation

Au-delà des supports, c’est la posture qui fait toute la différence. Créer du lien, rendre l’information accessible ne suffit pas : il s’agit d’installer un cercle de confiance.

  • Privilégier l’échange plutôt que le message descendant : les ateliers santé en petits groupes, les dispositifs de pair-à-pair, les permanences itinérantes (ex : bus santé, équipes mobiles) sont porteurs de cette dynamique, en particulier auprès de personnes “hors radar”.
  • Adapter la temporalité : certains publics nécessitent de travailler l’appropriation sur le temps long. Exemple : la vaccination ou le dépistage chez les personnes primo-arrivantes nécessite un accompagnement régulier et progressif.
  • Soutenir par l’écoute active et les gestes : mimer, dessiner, jouer les situations, proposer des mises en situation ou du matériel concret à manipuler aide significativement la mémorisation (prouvé dans la prévention des chutes chez les seniors, source : OMS Europe 2018).

Ce n’est pas un hasard si le guide méthodologique “Améliorer la littératie en santé” (HAS, 2017) place l’expérimentation, la reformulation et le dialogue au cœur de l’efficacité des actions auprès des publics vulnérables.

Aller au-devant, innover, mesurer : les tendances récentes

Les inégalités d’accès à l’information sont au cœur des politiques publiques actuelles. Trois tendances se démarquent :

  1. Le développement de supports universellement accessibles (logiciels spécifiques, sites internet “accessibles” labellisés, infographies lisibles par lecteurs d’écran…)
  2. Le déploiement de l’aller-vers : campagnes mobiles, dépistage, prévention directement en pied d’immeuble, dans les ateliers d’insertion, centres d’hébergement, marchés, etc. (modèle de “Santé Précarité” des ARS et associatifs)
  3. La mesure de l’impact : de plus en plus de dispositifs communautaires sont évalués à partir du ressenti réel du public visé, modifiant progressivement la fabrication des supports et modalités d’intervention.

Quelques ressources et initiatives inspirantes :

Pistes d’action pour des communications plus inclusives : leviers concrets

Diffuser une culture de la communication accessible, c’est possible dès maintenant avec quelques réflexes :

  • Intégrer systématiquement des représentants des publics fragiles dans l’élaboration de toute campagne ou support (co-construction, tests utilisateurs).
  • Évaluer la lisibilité des documents : score de lisibilité (Flesch, Scolarius…), inscription dans la démarche FALC, usage de pictogrammes et de doubles formats (texte/visuel/audio).
  • Recourir, dans la mesure du possible, à un médiateur, un interprète ou un pair formé en santé pour relayer et adapter le message.
  • Prendre en compte la diversité linguistique et culturelle, en adaptant les exemples et illustrations (campagnes multilingues ou à destination de groupes culturels précis).
  • Bâtir des partenariats avec les structures de proximité : centres sociaux, associations, services sociaux locaux qui sont déjà en confiance avec ces publics.
  • Penser la communication comme un dialogue, avec des moments de questions, d’échanges non-jugeants, et des outils “ludiques” (quiz, jeux, vidéos interactives).

La communication santé peut, et doit, être un vecteur d’égalité. Pour cela, chaque acteur de terrain, chaque porteur de projet, chaque communicant doit s’équiper de méthodes et outils adaptés, nourris par le terrain, pour faire émerger la voix de tous, y compris des plus “invisibles”.

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